capitaine retard, au rapport <cordelia>

Avant même de frôler la mort, ça n’allait pas fort, pour Andromède. Il faut dire qu’il n’avait pas connu la meilleure de ses journées. Il s’était levé tôt, comme bien souvent, non pas dans un courageux désir de mode de vie sain, mais poussé par les assauts intempestifs des moustiques et de ses insupportables insomnies. Il avait pris une douche, puisque c’est ce qu’on fait, quand notre esprit refuse le sommeil à sept heures trente du matin, mais s’accroche à cet état somnolent qui coupe court à toute possibilité d’activité productive. Finalement, il avait opté pour les révisions.

Certains y voyaient un signal de détresse, mais ces derniers temps, Andy s’ennuyait beaucoup. Du moins, bien assez pour plonger dans le désespoir de ses cours de potion tout en sachant pertinemment qu’il n’en tirerait qu’une frustration d’autant plus intense. Son cas n’était pas si désespéré que ça, quoi qu’il en dise. Il n’avait fait aucun progrès en deux ans, ses notes étaient catastrophiques et chacune de ses potions menaçait de procéder à un suicide par explosion. Sa dernière tentative, une mixture de transformation (allez savoir qui avait eu la brillante idée de lui coller un tel projet) avait été un échec, bien entendu, mais fut si raté qu’elle avait explosé dans tout la salle et causé des dégâts à une bonne partie du matériel de potions.

En voyant que l’enseignant flirter avec l’idée de fondre en larmes, Andromède avait quitté la salle - ou, pour ainsi dire, s’était exclus de lui-même. “Ce cours ne te mérite pas” avait affirmé un de ses camarades, un sourire en coin porteur de l’absolue certitude qu’une telle bêtise lui remonterait le moral. Je ne sais pas trop, avait répondu Andromède. Cette fois-là, j’ai vraiment déconné. Et ce n’était pas peu dire : il s’en était tiré avec un avertissement, mais il savait très bien que la fois suivante, la note serait pour lui.

Il aurait dû être soulagé par la situation, après tout, il ne s’en tirait pas si mal, mais c’était tout le contraire. Andromède bouillonnait de colère. Franchement, à quoi s’attendaient-ils ? A ce qu’il déterre soudainement son talent caché ? Qu’il se tourne vers eux avec un sourire moqueur, disant que “c’est bon, j’arrête de déconner, je vais faire ça sérieusement.” alors qu’il était déjà au plus haut de ses capacités ? Andromède, lui, n’avait pas demandé à suivre ces cours - et il ne voyait pas pourquoi il devrait subir pour des erreurs qu’on le forçait presque à commettre.

Faute de mieux, il s’était tourné vers l’une des seules personnes capable de l’aider : Cordelia. La veille au soir, ils avaient convenu d’un rendez-vous et Andromède s’y était préparé. Il avait libéré son samedi, refusé les quelques propositions de soirées et bouclé ses devoirs dans la matinée. Aussi, lorsque l’après-midi commença et qu’il rejoignit le club de volley, non sans plaisir, il ne s’attendait pas à ce que son cerveau lui fasse le coup de zapper un rendez-vous aussi important.

“18 heures tapantes” avait-elle dit. Et presque deux heures plus tard, après en avoir passé de nombreuses à frapper dans un ballon, il courait vers la bibliothèque, sortant tout juste d’une douche express. Les cheveux mouillés, un t-shirt noir et un jean enfilés à la va-vite, il frappa à la porte de la bibliothèque, non sans gêne.

C’est moi, Lia. J’étais en route mais figure-toi que j’ai bousculé une mamie et euh… bon, d’accord, j’ai oublié, je suis désolé, d’accord ?

...

...Tu m’ouvres ? Y'a quelqu'un ?

Un jour, son père avait dit à Andromède la chose suivante : “si quelqu’un a besoin de toi, pointe-toi légèrement en retard. Si tu as besoin de lui, sois en avance.” Personne n’avait jamais besoin d’Andromède, mais étrangement, il n’avait jamais su être à l’heure. Cette fois-là, pourtant, c’est lui qui avait besoin d’aide.

Lui qui comptait sur Cordelia et qui aurait dû, en tout bien tout honneur, patienter avec une bonne demi-heure d’avance au milieu de la bibliothèque, espérant qu’elle n’écourte pas trop cette séance pour laquelle elle donnait déjà beaucoup de son temps.

Irrespectueux, ça, il l’était - et il s’en voulait, bien entendu, mais la ponctualité sonnait pour lui comme un conte utopique. Son esprit s’évadait loin des tracas d’un quotidien qu’il cherchait à oublier, mais inlassablement, il se confrontait au présent.
Cordelia était là - brillante de mille feux - et semblait lui pardonner sans encombre. Cordelia souriait - ange tombé de cieux - et les regrets se diluèrent dans la joie des retrouvailles.

Ouais, non, allons boire un coup, céda-t-il alors. Je paie.

Son regard trouva les amorces d’un sérieux si rare qu’il en était prenant. Son iris en appelait à une sévérité lourde de sens, tant et si bien que nul argument n’aurait su le défaire de sa position. Andromède était têtu, quand il avait l’énergie de s’immiscer dans un sujet important. Et des nombreuses choses, Cordelia était sans aucun doute des plus importantes. Je le suis, tu sais. Il s’humidifia les lèvres d’un coup de langue discret, ses pensées dissipées par le trajet inhabituel qu’elle leur faisait prendre. Il était tard.

Ses occupations le lui avaient fait oublier, son retard le lui avait fait oublier et, à vrai dire, Andromède avait sans doute oublié la majorité de ce qui avait pu être important, aujourd’hui. Désolé. C’est juste que… j’essaie, mais... Un soupir, un peu plus profond, lourd de sens. Si ça avait été son anniversaire, il aurait certainement oublié ça, également, au risque d’être en retard à sa propre fête surprise.
De là, Andromède n’était pas tellement inquiet. Personne ne lui organisait de fête surprise. Il n’en était pas spécialement triste, mais parfois, même son caractère si ouvert laissait baigner en lui une profonde solitude.
A vrai dire, c’en était même la principale raison.

Il avait des amis - sa pire période était derrière lui, maintenant qu’il avait outrepassé le charisme d’un pot de fleur - mais ça s’arrêtait là. Il était l’ami, la connaissance, le déconneur. Il était le fou du Roi, le sourire permanent, les blagues incessantes. Andromède était indémodable, mais il n’était pas le meilleur ami de qui que ce soit, ni inoubliable ou indispensable. Et, égoïstement, c’est ce qu’il avait toujours recherché.

J’ai passé l’aprem au club de volley. Je n’ai pas vu l’heure. J’ai pensé à toi toute la matinée, mais je finis toujours par être distrait.

Un sourire résolu pour accompagner le maigre haussement d’épaules, et toute une panoplie de nonchalance vint contrebalancer la confession presque sérieuse qu’il venait de lui faire. Si tout en lui ne donnait pas l’impression d’un battage de couilles quasi complet, on aurait presque pu croire qu’il était prêt à faire des efforts.

Mais Andromède était un cas désespéré.

A l’image de son talent en potion, cette part de lui était gravée, inamovible, et malgré toute la bonne volonté dont il arrivait parfois à se remplir, les choses finissaient toujours de la même façon.

C’est quoi ce bouquin, alors ? T’as lu tout ça en attendant ? C’est dingue, siffla-t’il, admiratif. Tu te prends d’intérêt si vite pour les choses. J’aimerais avoir la même passion, mais je me lasse bien trop facilement.

D’accord, c’est peut-être vrai - Andromède a carrément abusé. Son corps entier hurle à la honte, entre ses joues chauffant, son regard fuyant et l’absence totale d’excitation physique, il a l’impression d’être en congélation. Plus rien ne marche - ni le haut, ni le bas.

Et, se retenant de jeter un coup d’oeil au paquet contenu dans le caleçon, il finit par se dire que peut-être, ce n’est qu’un court circuit. Quelque chose a grillé ses neurones, le rendant encore plus teubé qu’il ne l’est déjà. Ou, avec un peu de chance, il est devenu amnésique, effaçant de sa mémoire ses quelques notions de potion, un peu de souvenirs traumatisants et le sens des responsabilités. Non, rectification - ce dernier n’existait déjà pas.

Finalement, c’est peut-être le fondement du problème : Andromède n’en a jamais vraiment eu. Son indomptable tranquilité le rend imperméable aux véritables regrets et, faute de mieux, cette dépression n’est que l’absolue constatation de son existence vacante. Tout ça lui semble déprimant, comme à chaque fois que le vocabulaire se complexifie, et la tension monte.
Il ralentit le pas en toute discrétion, alors qu’il marche derrière son amie et prend le temps de respirer. Un peu fort, peut-être, mais régule son souffle alors qu’elle s’adresse à lui, et élude ses mots derrière cette concentration soudaine.

Tu as raison, lâcha-t’il à brûle-pourpoint sans réellement écouter. Euh, je veux dire, tu disais...? Merde. Je me suis égaré tout seul. ‘scuse-moi.

Il marmonne cette nouvelle excuse sans réelle conviction, comprenant lui-même l’absurdité de son comportement. Ayant tout de même frôlé la crise de panique, il s’autorise un instant de répit alors qu’elle poursuit, lui décrivant le livre qu’elle a emprunté.

Il faut en avoir de la motivation pour laisser un mot sans inquiétude. Andy pourrait trouver une page cornée depuis toujours qu’il s’inquièterait de ne pas avoir abimé le livre lui-même. En vue de sa maladresse chronique, il aurait tout autant de chances d’être réellement coupable, c’est pourquoi il n’empruntait jamais.

Les livres la fascinaient, de la science-fiction aux bouquins historiques, en passant par les recueils de sortilèges. S’il avait accepté de livrer son âme, c’était en partie poussé par la curiosité des nouvelles découvertes, de la profondeur du mal, de la puissance qu’il pouvait lui apporter.
Andromède ne voulait pas vraiment la puissance, ou pas vraiment. Il voulait goûter à la sensation d’en posséder, si d’aventure cela pouvait changer son estime de lui-même.

On est différents et tu le sais. Tu es… Je ne suis pas comme toi.

Il n’aurait rien lu. Pas ouvert le livre au-delà de la première page. Troubles d’attention, peut-être, il ne s’était jamais posé la question. A vrai dire, en dehors des regrets à chaque fois qu’il courait vers une destination qu’il aurait dû atteindre plus tôt, Andromède se posait rarement des questions.

Mais en l’instant - alors qu’ils s’installaient à une table dans l’établissement qui se remplissait peu à peu - il s’en posait une réelle : que boire ? Il n’avait clairement pas les mêmes priorités que les autres personnes de son âge. Sauf, bien sûr, si leur priorité était l’alcool du soir, et non les efforts nécessaires en classe de potion.

Laisse tomber, c’est pas important. Je n’ai pas besoin de plus, je suis déjà chanceux d’avoir tout ce que j’ai.

Il balaya le sujet d’un geste de main.

Qu’est-ce que tu bois ? J’ai envie de me mettre une bonne race, là ce soir. Mais je ne veux pas t’imposer cette vue. Tu as une meilleure idée ? Merde, le serveur arrive...

Curieusement, sa première pensée vint à sa mère. Andromède n’en avait que de rares souvenirs, et cette inquiétante pensée chronologique l’emmena à penser que peut-être, à l’aube de la mort, sa vie défilait devant ses yeux. Après tout, il y avait chacun des éléments marquants : l’odeur de mort - celle de son haleine « matinale » - l’ange - sous ses yeux - et les tristes sensations autant physiques que morales, qui le rendaient si aisé à comprendre. Andromède n’était pas mort, mais dépressif comme il pouvait l’être, à l’occasion, c’était tout comme.

On n’aurait pas dit, et on ne dirait jamais ; un grand sourire dessiné sur un visage parfois radieux, un ton aussi léger que blagueur, comme pour se décharger de l’immensité douloureuse de ses pensées noircies. Andromède n’était pas heureux. Mais il aimait à croire, quand il partageait un café avec Cordelia, quand elle poussait sa confiance vers le haut avec une sincérité presque effrayante, il aimait croire que tout pouvait s’arranger. Bien sûr, rien n’était aussi simple. Rien n’était jamais simple, et lorsqu’il fit un geste vers le serveur le plus proche, il songea que, de toutes les décisions possibles, aucune ne valait l’irresponsabilité d’une gueule de bois.

Quelque chose de fort, annonca-t-il sans un regard pour l’employé, le sien perdu dans le paysage que la fenêtre lui décrivait. Cette ville, par sa seule existence, avait quelque chose de désespérant - et Andromède le comprenait.

La magie, cette guerre d’égo, l’académie, les problèmes inhérents à l’intolérance comme si la supériorité évidente des mages pouvait être inquiétante par le futur.
S’il avait été « moldu », Andromède ne se serait pas inquiété - pas plus qu’en face d’un lion affamé, d’ailleurs. Sa mort, dans tous les cas, dépendrait de l’humeur adversaire ; qu’il lance des mouvements égalitaires ou prenne un effort ridicule à détester l’opposant n’y changerait rien.

Tu as peut-être raison, concéda-t-il sans conviction.

Mais je ne le pense pas, ajouta-t-il dans sa tête. Car la seule évocation d’un doute, il le savait, couperait court aux moindres négociations. Cordelia était ainsi ; une lueur aveuglante, resplendissante, pétrie d’une bienveillance à laquelle on vouait, à laquelle IL vouait une admiration presque démente. Du coin de l’œil, il vit arriver le serveur et suivit de ses iris le dépôt de deux maigres verres remplis de la mixture du bonheur. Quoi que ce soit, c’était la solution à ses problèmes. Pour la simple et bonne raison que ça les lui ferait oublier.

En une fois. Un, deux…!

Dans le même temps, il engloutit son propre verre.
Le goût amer, amené par une fine saveur fruitée, le poussa à se lécher les lèvres de délice. Andromède adorait l’alcool. Pas seulement pour sa prodigieuse capacité à le faire aller mieux, mais aussi pour ce côté atrocement dur et amer qu’il aimait. C’était comme infliger une soudaine douleur à son palais - douloureux, et à la fois satisfaisant.

Emmène-moi où tu veux, dit-il en se penchant vers elle, impudique. Je suis à toi, ce soir.